Je ne veux
plus rester à New York, dit Rita sans se retourner.
Elle était debout sur le petit balcon de son appartement. Le vent frais du matin faisait voler sa robe de nuit transparente.
– D’accord, on s’en va si tu veux, répondit Larry.
Assis à table, il terminait son œuf sur le plat.
Elle se retourna vers lui, le visage hagard. Elle semblait porter allégrement la cinquantaine le jour où il l’avait rencontrée dans le parc. Mais maintenant, on aurait dit qu’elle frisait presque les soixante-dix ans. Elle tenait une cigarette entre ses doigts et le bout se mit à trembler, envoyant de petits nuages de fumée, quand elle la porta à ses lèvres pour prendre une bouffée.
– Je suis sérieuse.
– Je sais, répondit-il en s’essuyant les lèvres. Je comprends. Il faut partir.
Les muscles du visage de la femme s’affaissèrent, dans une expression qui ressemblait à une sorte de soulagement.
Avec un dégoût presque (mais pas tout à fait) inconscient, Larry se dit qu’elle avait l’air encore plus vieille ainsi.
– Quand ?
– Pourquoi pas aujourd’hui ?
– Tu es gentil. Encore un peu de café ?
– Je vais me servir.
– Pas du tout. Tu restes assis. Je servais toujours une deuxième tasse à mon mari. Il y tenait. Même si je ne voyais rien d’autre que son crâne au petit déjeuner. Il était toujours caché derrière son Wall Street Journal ou un énorme bouquin très ennuyeux, dans le genre Böll Camus. Il lisait même Milton ! Avec toi c’est différent. Ce serait dommage de cacher ta jolie gueule derrière un journal.
Elle lui jeta un regard coquin avant d’entrer dans la cuisine.
Il lui sourit vaguement. Son esprit lui paraissait un peu forcé ce matin, comme du reste l’après-midi d’hier.
Il se souvenait de leur rencontre dans le parc, de sa conversation qui lui avait fait l’effet d’une insouciante pluie de diamants sur le feutre vert d’un billard. Mais depuis hier après-midi, elle lui avait davantage fait penser au brillant du zirconium, un faux presque parfait, mais un faux quand même.
– Et voilà !
Elle posa la tasse. Sa main tremblait toujours. Un peu de café chaud se répandit sur le bras de Larry. Il sursauta, sifflant intérieurement comme un chat en colère.
– Oh je suis désolée…
Ce n’était pas seulement de la consternation que Larry lisait sur son visage, mais plutôt quelque chose qui ressemblait très fort à de la terreur.
– Ça ne fait rien…
– Non, je suis… une vieille peau… incapable… de rester tranquille… maladroite… stupide…
Elle éclata en sanglots, poussant des croassements rauques, comme si elle venait d’assister à la mort atroce de sa meilleure amie.
Il se leva et la prit dans ses bras sans trop apprécier l’étreinte convulsive dont elle le gratifia en retour.
Étreinte cosmique, le nouveau disque de Larry Underwood, pensa-t-il. Oh merde ! Te revoilà encore, salopard. Tu ne changeras jamais.
– Je suis désolée, je ne sais pas ce qui m’arrive, je ne suis jamais comme ça, je suis désolée…
– Ce n’est rien, je t’assure.
Il la consolait, caressant distraitement ses cheveux poivre et sel qui auraient sûrement meilleure apparence (comme le reste d’ailleurs) lorsqu’elle aurait passé un bon bout de temps dans la salle de bains.
Il savait d’où venait en partie le problème, naturellement. À la fois personnel et impersonnel. Il l’avait senti lui aussi, mais pas si soudainement ni si profondément. Avec elle, c’était comme si un cristal intérieur s’était brisé au cours des vingt dernières heures.
Au niveau impersonnel, c’était probablement l’odeur. Elle entrait par la porte-fenêtre du balcon flottait dans la brise du matin qui tout à l’heure céderait la place à une chaleur humide et lourde, si cette journée devait ressembler aux trois ou quatre qui l’avaient précédée. Une odeur difficile à définir d’une façon à la fois exacte et pourtant moins pénible que la réalité crue. Une odeur d’oranges moisies ou de poisson pourri, l’odeur qu’on sent parfois dans le métro quand les fenêtres sont ouvertes ; mais ce n’était pas tout à fait cela. C’était une odeur de cadavres en décomposition, de milliers de cadavres qui pourrissaient dans la chaleur, derrière des portes closes, voilà ce qu’il aurait fallu dire, mais il n’y tenait pas tellement.
Il y avait encore de l’électricité à Manhattan, mais sans doute pas pour bien longtemps. Presque tout le reste de New York en était déjà privé. La nuit dernière, il était resté sur le balcon tandis que Rita dormait, et il avait pu voir qu’il n’y avait pratiquement plus de lumières dans le Queens ni dans une partie de Brooklyn. Une vaste poche de noir s’étendait de la Cent-Dixième Rue jusqu’à la pointe de l’île de Manhattan.
En regardant de l’autre côté, on voyait encore des lumières à Union City et – peut-être – à Bayonne. Mais le reste du New Jersey était plongé dans le noir.
Et ce noir ne voulait pas dire simplement qu’il n’y avait plus de lumière. Il signifiait aussi que les climatiseurs ne fonctionnaient plus, les climatiseurs qui devenaient absolument indispensables dans cette jungle de béton dès le 15 juin. Il voulait dire que tous ceux qui étaient morts tranquillement dans leurs appartements étaient maintenant en train de pourrir dans de véritables fournaises et, chaque fois que cette idée lui traversait l’esprit, il revoyait cette chose qu’il avait vue dans les toilettes de Central Park. Il en avait rêvé. Et dans son rêve, cette chose noire à l’odeur douceâtre revenait à la vie, l’invitait à s’approcher.
À un niveau plus personnel, Larry supposait qu’elle était troublée par ce qu’ils avaient trouvé quand ils étaient revenus au parc, hier. En s’en allant, elle était pleine d’entrain, elle riait, bavardait de tout et de rien. C’est sur le chemin du retour qu’il avait commencé à voir qu’elle était vieille.
L’homme aux monstres était couché au milieu d’une allée dans une énorme flaque de sang. Ses lunettes étaient tombées à côté de lui, les deux verres cassés. Il tendait une main en avant, la gauche. Les monstres étaient finalement venus. Car on l’avait poignardé plusieurs fois. Horrifié, Larry avait pensé à une pelote d’épingles humaine.
Elle avait hurlé, hurlé et, quand elle s’était finalement apaisée, elle avait absolument voulu l’enterrer. Et c’est ce qu’ils avaient fait. Sur le chemin du retour, elle était devenue cette femme qu’il avait découverte ce matin.
– Ce n’est rien, dit-il. Une petite brûlure de rien du tout.
– Je vais te chercher de la pommade dans la salle de bains.
Elle voulut s’éloigner, mais il la prit par les épaules et la força à se rasseoir. Elle leva ses yeux cernés vers lui.
– Tu vas d’abord manger quelque chose, dit Larry. Œufs brouillés, pain grillé, café. Ensuite, on va aller chercher des cartes afin de voir quel est le meilleur chemin pour sortir de Manhattan. Il va falloir marcher, tu sais.
– Oui… il va falloir marcher.
Il se dirigea vers la cuisine, incapable de voir plus longtemps l’interrogation muette de ses yeux, et sortit les deux derniers œufs du réfrigérateur. Il les cassa dans un bol, jeta les coquilles dans la poubelle, prit le fouet.
– Et où veux-tu aller ?
demanda-t-il.
– Quoi ? Comment ?
Je n’ai pas…
– Dans quelle direction ?
reprit-il avec un brin d’impatience tandis qu’il versait un peu de lait dans les œufs. Au nord ? Du côté de la Nouvelle-Angleterre ? Au sud ?
Je ne vois vraiment pas où ça nous mènerait, par là. Nous pourrions aller…
Un sanglot étouffé. Il se retourna. Elle le regardait, les mains nouées sur les genoux, les yeux brillants.
Elle essayait de se maîtriser.
– Qu’est-ce qui se passe ?
Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Je crois que je ne vais pas pouvoir manger, répondit-elle entre deux sanglots. Je sais que tu veux que…
Je vais essayer… mais l’odeur…
Il traversa le salon et fit glisser la porte-fenêtre dans ses rails d’acier inoxydable.
– Voilà, dit-il en cherchant à dissimuler sa contrariété. Ça va mieux ?
– Oh oui, beaucoup mieux. Je vais pouvoir manger maintenant.
Il retourna dans la cuisine et remua les œufs qui avaient commencé à prendre dans la poêle. Puis il sortit une râpe à fromage d’un tiroir, un morceau de gruyère, et fit un petit tas de fromage râpé dont il saupoudra les œufs. Il l’entendit bouger derrière lui. Un moment plus tard, la musique de Debussy remplissait l’appartement, trop aérienne, trop délicate au goût de Larry. Il n’aimait pas beaucoup la musique classique. Tant qu’à jouer du classique, autant donner toute la sauce : Beethoven ou Wagner. Mais pas cette guimauve.
Elle lui avait demandé ce qu’il faisait pour gagner sa vie, d’un ton détaché… du ton détaché, pensa-t-il avec une certaine hargne, de quelqu’un qui n’a jamais eu à gagner sa croûte. J’étais chanteur de rock, avait-il répondu, un peu étonné de ne pas avoir eu plus de mal à utiliser l’imparfait. J’ai chanté avec plusieurs groupes. J’ai fait un peu de studio. Elle avait hoché la tête et la conversation s’était arrêtée là. Il n’avait pas envie de lui parler de Baby, tu peux l’aimer ton mec ? –c’était du passé. Le fossé entre sa vie d’autrefois et celle qu’il vivait maintenant était si large qu’il avait encore du mal à bien comprendre. Dans cette vie d’autrefois, il avait pris la fuite, à cause d’un dealer de coke ; dans celle-ci, il pouvait enterrer un homme à Central Park et l’accepter (plus ou moins) comme une chose relativement naturelle.
Il fit glisser les œufs dans une assiette, prépara une tasse de café avec beaucoup de lait et de sucre, comme elle l’aimait, puis posa le tout sur la table. Elle était assise sur un coussin, devant la chaîne stéréo. Elle se tenait les coudes. Les effluves de Debussy dégoulinaient des deux enceintes comme du beurre fondu.
– À table !
Elle s’approcha de la table avec un pauvre sourire regarda les œufs comme un coureur de haies regarde les obstacles qui l’attendent et se mit à manger.
– C’est bon, dit-elle. Tu avais raison. Merci.
– Mais de rien du tout. Écoute, voilà ce que je propose. Nous descendons la Cinquième Avenue jusqu’à la Trente-Neuvième Rue et nous prenons à l’ouest. Nous traversons le tunnel Lincoln et nous arrivons au New Jersey. Nous pouvons prendre la 495 en direction du nord-ouest, vers Passaic et… les œufs sont bien ? Ils étaient encore à peu près frais ?
– Très bons, répondit-elle en souriant. Exactement ce qu’il me fallait. Continue, je t’écoute.
– De Passaic, nous partons en direction de l’ouest toujours à pinces, jusqu’à ce que les routes soient suffisamment dégagées pour qu’on puisse prendre une voiture. Ensuite, je crois qu’on pourrait filer au nord-est et remonter jusqu’en Nouvelle-Angleterre. Ça fait un détour, mais j’ai l’impression qu’on évitera beaucoup de problèmes. Et puis, on s’installe au bord de la mer, dans le Maine. Kittery, York, Wells Ongunquit, peut-être Scarborough ou Boothbay Harbor. Qu’est-ce que tu en penses ?
Il regardait par la fenêtre, imaginait l’itinéraire dans sa tête. Puis il se retourna et ce qu’il vit lui fit terriblement peur – comme si elle était devenue folle. Elle riait, mais son rire était un rictus de douleur et d’horreur. De la sueur perlait sur son visage en grosses gouttes rondes.
– Rita ? Mon Dieu !
Rita, qu’est-ce que…
Elle se leva brusquement, renversa sa chaise traversa le salon. Son pied se prit dans le coussin qu’elle avait laissé par terre. Elle faillit tomber.
– Rita ?
Elle était dans la salle de bains et il pouvait entendre son petit déjeuner remonter dans sa tuyauterie intérieure. Exaspéré, il donna un coup sur la table, puis se leva pour aller l’aider.
Putain de Dieu, il détestait les gens qui dégueulent. Ça lui donnait envie de vomir lui aussi. Et quand il perçut cette odeur de gruyère plus tout à fait frais dans la salle de bains, il sentit son estomac chavirer. Rita était assise en tailleur sur le carrelage bleu pervenche, la tête au-dessus de la cuvette des w.-c.
Elle s’essuya la bouche avec du papier hygiénique, puis le regarda d’un air suppliant, blanche comme un linge.
– Je suis désolée, je n’aurais pas dû manger, Larry. Je suis vraiment désolée.
– Mais pourquoi manger, quand tu sais que tu vas vomir ?
– Parce que tu voulais que je mange et je ne voulais pas te fâcher. Mais maintenant, tu es fâché. Tu es fâché contre moi.
Il repensa à la nuit dernière. Elle s’était précipitée sur lui avec une telle frénésie que, pour la première fois, il avait pensé à son âge, avec un peu de dégoût. Ensuite, il avait eu l’impression de se trouver pris dans une machine de musculation. Il avait éjaculé très vite, presque pour se protéger. Longtemps plus tard, elle était retombée sur l’oreiller, pantelante, inassouvie. Plus tard, alors qu’il dormait presque, elle s’était approchée tout près de lui. Il avait senti à nouveau l’odeur de son parfum, un parfum certainement plus coûteux que celui que mettait sa mère lorsqu’ils allaient au cinéma. Et elle avait murmuré quelque chose qui l’avait fait se réveiller en sursaut qui l’avait empêché de dormir pendant deux bonnes heures : Tu ne vas pas me laisser ? Tu ne vas pas me laisser toute seule ?
Jusque-là, elle avait été formidable au lit, du tonnerre même. Elle l’avait ramené chez elle après le déjeuner qu’ils avaient pris ensemble, le jour de leur rencontre, et ce qui devait arriver était arrivé tout naturellement. Il se souvenait d’avoir eu un instant de dégoût lorsqu’il avait vu ses seins flétris, sillonnés de veines bleues (elles lui avaient fait penser aux varices de sa mère) mais il avait tout oublié quand elle avait levé les jambes et que ses cuisses s’étaient collées contre ses hanches avec une force étonnante.
Doucement, avait-elle dit en riant. Les premiers seront les derniers.
Il était sur le point d’en venir à ses fins lorsqu’elle l’avait écarté pour prendre une cigarette.
Mais qu’est-ce que tu fabriques ?
avait-il demandé sidéré, tandis que ce bon vieux Popol, indigné, battait la mesure, manifestement sur le point de s’étrangler.
Elle avait souri.
Tu n’es pas manchot, non ?
Moi non plus.
Et c’est ce qu’ils avaient fait en fumant une cigarette. Elle avait parlé de tout et de rien – puis le rouge était monté à ses joues et, au bout d’un moment, sa respiration s’était faite plus courte, ce qu’elle était en train de dire s’était envolé, oublié.
Maintenant, avait-elle dit alors en écrasant sa cigarette et la sienne dans le cendrier. On va voir si tu sais terminer ton travail. Si tu ne sais pas, tu auras de mes nouvelles.
Il avait terminé son travail, à leur satisfaction mutuelle, et ils s’étaient endormis. Quand il s’était réveillé, vers quatre heures, il l’avait regardée, endormie à côté de lui, et s’était dit que l’expérience n’était finalement pas du tout désagréable. Il baisait à couilles rabattues depuis une dizaine d’années, mais ça, c’était autre chose. Autre chose de bien mieux, un peu décadent sur les bords.
Elle a dû se taper des tas de mecs.
L’idée l’avait excité et il l’avait réveillée.
Ils avaient continué ainsi jusqu’à ce qu’ils tombent sur l’homme aux monstres, hier. Il y avait bien eu d’autres petites choses auparavant, des choses qui l’avaient dérangé, mais il n’avait pas trop voulu y penser. Quand on se défonce comme ça, si ça ne vous rend qu’un peu cinglé, ce n’est pas vraiment un problème.
Deux jours plus tôt, en pleine nuit, il s’était réveillé vers deux heures et l’avait entendue remplir un verre d’eau dans la salle de bains. Sans doute un somnifère. Elle avait de ces grosses gélules rouge et jaune qu’on appelait des « frelons » sur la côte ouest. De vrais bazookas, ces machins-là. Il s’était dit qu’elle en prenait sans doute depuis longtemps, bien avant la super-grippe.
Et puis, il y avait cette manière qu’elle avait de le suivre partout dans l’appartement, de rester plantée à la porte de la salle de bains, de lui parler quand il prenait sa douche, quand il faisait ses besoins. Il n’aimait pas trop qu’on l’observe dans cette position, mais il s’était dit que ce n’était peut-être pas le cas de tout le monde. Question d’éducation sans doute. Il faudrait qu’il lui en dise deux mots… un jour.
Mais maintenant…
Il n’allait quand même pas devoir la porter sur son dos ? Putain de Dieu, non, pas ça. Elle semblait plus forte que ça, au moins au début. Une des raisons pour lesquelles elle l’avait attiré si fortement ce jour-là, dans le parc… la principale raison en fait. On ne se méfie jamais assez des apparences, pensa-t-il. Et merde ! Comment allait-il s’occuper d’elle, s’il n’arrivait même pas à s’occuper de lui ? On l’avait bien vu quand il avait sorti son disque. Wayne Stukey ne le lui avait pas envoyé dire.
– Non, lui dit-il, je ne suis pas fâché. C’est simplement… tu sais, j’ai pas d’ordre à te donner. Si tu veux pas manger, tu le dis.
– Je te l’ai dit… je t’ai dit que j’avais l’impression…
– Putain de bordel ! Tu vas la… aboya-t-il, furieux tout à coup.
Elle pencha la tête, regarda ses mains, et il comprit qu’elle essayait de ne pas pleurer pour ne pas le fâcher. Sa colère monta d’un cran et il faillit lui crier : Je ne suis pas ton père, ni ton gros con de mari ! Je ne vais pas m’occuper de toi ! Tu as trente ans de plus que moi nom de Dieu ! Puis il sentit grandir ce mépris si familier qu’il ressentait pour lui-même, se demanda ce qui pouvait bien ne pas tourner rond dans sa tête.
– Je regrette. Je suis un salaud.
– Non, tu n’es pas un salaud, Larry, dit-elle en ravalant ses larmes. C’est seulement que… j’ai l’impression que je commence à craquer… Hier, ce pauvre homme dans le parc… Je me suis dit : personne ne va jamais attraper ceux qui lui ont fait ça, ils n’iront jamais en prison. Ils continueront, encore, et encore, et encore. Comme des animaux dans la jungle. J’ai compris que tout était bien réel. Tu comprends, Larry ? Tu vois ce que je veux dire ?
Elle leva vers lui des yeux remplis de larmes.
– Oui.
Mais elle l’agaçait quand même, et pas qu’un peu. Peut-être commençait-il même à la mépriser. Évidemment que la situation était bien réelle. Et ils étaient en plein dedans, ils l’avaient vue grandir, dégénérer partout autour d’eux. Sa mère était morte ; il l’avait vue mourir, et cette vieille peau était en train de lui dire que ça lui faisait mal, plus qu’à lui ? Lui avait perdu sa mère ; elle, le type qui la baladait en Mercedes. Et elle prétendait avoir plus de chagrin que lui ? Du vent tout ça, rien que du vent.
– Essaye de ne pas te fâcher, dit-elle. Je vais faire de mon mieux.
J’espère. J’espère bien.
– Ça ira, dit-il en l’aidant à se relever. Allez, viens. On a du pain sur la planche. Tu crois que ça ira ?
– Oui, répondit-elle avec la même expression que tout à l’heure devant les œufs brouillés.
– Tu te sentiras mieux quand on ne sera plus à New York.
– Tu crois ?
– Oui, j’en suis sûr.